Suicide

À Coralie.

 

   C‘est la nuit qui a appliqué sur les collines son voile banal de ténèbres et de silence. Dans la campagne nue, les ondulations des herbes sèches forment des vagues régulières qui se brisent sans drame sur les taches sombres et impassibles des rochers. Personne pour contempler ce spectacle que l‘obscurité dérobe de toute manière. Pourtant, là-haut, sur un long et très vieux pont de pierres fissurées qui ne porte plus rien et surplombe la garrigue de ses arceaux arrondis, une silhouette se distingue, éclairée à peine par la clarté lunaire. La silhouette, féminine, marche, d‘un pas lent, trébuchant parfois sur un caillou surgi de la nuit, jusqu‘au milieu du pont, où elle s‘arrête, pivote, s‘approche lentement du bord noir. Autour, c‘est le silence des longues nuits que personne n‘écoute, à peine troublé par le soupir irrégulier du vent. Quoi de plus incongru que cette silhouette humaine qui marche dans le soir vide de la campagne, dans une solitude totale qui ne l‘effraie même pas ? Sa voiture est garée loin derrière, immobile dans un virage de la route, comme échouée à moitié sur la frontière nette où le goudron luisant vient mourir dans les herbes folles. Les clés sont peut-être sur le contact, alors que le capot est encore un peu tiède sous la main, refroidit doucement, se contracte en produisant des craquements que la nuit entend et amplifie. La forme vague s‘est désormais arrêtée, et même si, de là-haut, elle ne peut rien voir du monde qui l‘entoure, elle semble figée dans une contemplation muette, presque douloureuse par son intensité. D‘en bas, on ne peut qu‘imaginer un visage baigné de larmes, de ces immenses larmes d‘enfant laissé trop longtemps seul dans la nuit, ou bien au contraire un visage figé dans un masque inexpressif de cire livide, que plus personne ne peut désormais fissurer. Seule la nuit regarde et interroge ce masque en vérité, car sa surface que la Lune caresse doucement n‘est plus qu‘un miroir inerte sur lequel la solitude seule s‘imprime.

   Et c‘est ainsi que tu as sauté dans l‘obscurité, dans un élan subit, pour laisser ce corps dont tu ne voulais plus s‘ouvrir et se rompre sur les rochers. Les herbes mortes ont continué leur valse silencieuse tout autour de ta dépouille brisée, alors que les pierres ont à peine scintillé l‘espace d‘une seconde sous l‘éclaboussure arrondie de ton sang.

   Nous n‘étions pas vraiment des amis, toi et moi, nous avons vécu des mois entiers sans nous parler, sans même penser l‘un à l‘autre, chacun niché dans son existence et la certitude de l’éternité des choses et du monde. Mais depuis que tu as choisi de t‘éclipser cette nuit-là, de laisser la nuit t‘engloutir totalement, j‘ai choisi de rester un peu sur ce pont que je ne connaissais pas, à ma façon, trop tard, d‘y demeurer un instant debout, pour regarder ce grand vide absurde que tu as embrassé. Dans cette nuit qui se répète, dans cette musique dont je peux désormais percevoir de lointains échos, je devine parfois ton visage, tourné vers la Lune, comme hypnotisé par des horizons que seuls les agonisants discernent dans le cœur lointain des brouillards, et les larmes me piquent les yeux.