Le gestionnaire

   Autour de la vaste table circulaire, au milieu de la salle de réunion, les costumes sévères se sont installés, assis côte à côte selon un ordre silencieux et invisible d’attractions, d’animosités et d’intérêts communs ou contradictoires. Lorsque la réunion commence, les groupes ainsi composés se compriment doucement sur eux-mêmes, s’éloignent imperceptiblement les uns des autres dans un mouvement lent et régulier de tectonique à l’œuvre. Longtemps, au fil des débats, ces continents sans visage tremblent d’indignation, frissonnent de colère, ou explosent d’une rage volcanique. Ainsi, c’est une véritable guerre universelle qui se joue à la surface de la grande table arrondie, entre les quelques murs décorés ça et là de tableaux fades, et tous ces costumes de couleurs assez proches forment à la fois un chaos bouillonnant et une harmonie subtile qui les englobent tous dans un théâtre très sérieux. Pourtant, à bien y regarder, au milieu de tous ces personnages qui vitupèrent et tendent leurs bras en gestes vengeurs, un îlot calme et tranquille demeure, comme intouché par le fracas de l’affrontement et l’importance pourtant grande de la controverse. Cet îlot, c’est le gestionnaire.

   Il n’est qu’à le regarder attentivement pour percevoir très vite la dualité fondamentale de sa nature. Il a certes un costume, mais celui-ci, au rebours de la perfection textile un peu uniforme de ses congénères, est vieux, poussiéreux, élimé, parsemé même de quelques taches de sauces séchées, vestiges assez incompréhensibles de festins passés, ici incongrus. De même, il est laid, mais d’une laideur qui n’a rien à voir avec la laideur toute académique de ses voisins, puisqu’elle évoque une sorte de laideur plus humaine, fondamentalement repoussante et par là même presque sympathique. Sa trogne rouge, ainsi que la couperose irrégulière qui s’y étend, regarde paresseusement par les fenêtres sales, dans une sorte d’hébétude imbécile et complète, interloquant tous les regards égarés qui tombent par erreur sur la place où il se trouve. Il est bientôt évident que les enjeux de la réunion ne peuvent absolument pas le toucher, et que l’énoncé de toutes les conséquences catastrophiques ou miraculeuses des décisions sur le point d’être prises le laisse entier à sa rêverie, épargné par la fureur et l’ébranlement des luttes alentour.

   Mais parfois la parole lui est donnée, par respect pour d’obscurs et archaïques rituels. Alors, tout le monde se tait, la clameur se fige dans l’attente et le silence, à mesure que la masse reniflante du gestionnaire se déplie, cligne des yeux sous la lumière glauque des néons qui semble enfin y pénétrer. Là, après tant d’anathèmes, de diatribes, et de péroraisons, résonne une langue autre, administrative, d’abord aussi discrète qu’un souffle chuchoté dans une grotte, puis vagissante comme une tempête céleste.

   Quelle surprise, quel émerveillement d’entendre ce chœur inattendu de règles, de chiffres, de tableaux et de codes qui jouent ensemble, se mêlant en une sorte de syntaxe pâteuse, ésotérique et emplie de mystères ! Lorsqu’on l’entend pour la première fois, on n’en retient que la sensation écrasante d’être sur le parvis d’une cathédrale puissante, ciselée dans ses moindres recoins avec la plus grande précision, mais dont les grandes portes ferrées sont hermétiquement closes au commun des mortels. On peut même avoir l’impression qu’un sens caché s’y exprime, évident et mystérieux, une sorte de forêt de symboles qui cherchent avec obstination à s’adresser à nous, au plus profond de notre être. Pendant qu’il déploie ainsi tout l’éventail de son univers de règles et de codicilles, le gestionnaire, vibrant, s’est animé, comme une hideuse poupée habitée d’une force divine qui la meut avec énergie. D’une certaine et incompréhensible façon, il est beau à cet instant, et tous les participants, qui le regardent en se moquant de lui avec plus ou moins de discrétion, ne s’y trompent tout de même pas, c’est une parole descendue de quelque part qui s’exprime par lui, une parole qui les fascine et qu’ils jalousent. Ils se moquent certes, tous, dans une sorte de connivence tardive et cruelle, mais le gestionnaire, superbe dans la transfiguration de sa laideur, continue de tressauter avec allégresse pendant que s’écoulent de sa bouche lumineuse les derniers préceptes sibyllins et mystiques.

   Lorsqu’enfin il se tait, d’un coup, comme abandonné par la présence qui l’animait, sa lèvre grasse s’affaisse de nouveau, son regard vitreux se retire derrière le verre constellé et presque opaque de ses lunettes, et il se rendort paisiblement, aussi indifférent à la suite de son intervention qu’à ce qui l’a précédée. L’assemblée se regarde, se sourit, et tout disparaît dans le clignotement final des néons.