Le clavier

   Il est sale et poussiéreux, et l’on n’y peut pas grand-chose. En partie tout au moins, car certaines touches, notamment les voyelles, sont au contraire brillantes, lustrées, à moitié effacées même par l’extrême fréquence avec laquelle elles sont frappées, jour après jour. Cette brillance, bon an, mal an, parvient à persévérer de façon générale sur les lettres, illumine même véritablement la touche « espace », vide de toute autre indication parasite. Pour un regard inattentif, le clavier n’est alors qu’un ensemble de touches dont la patine prouve l’utilisation, et, partant, la valeur. Mais il suffit d’un éloignement modéré, par exemple vers les touches exotiques d’insertion, d’origine et de fin, pour discerner la poussière rampante, à l’œuvre dans le silence des temps, qui accentue son emprise sur le plastique vendu propre. Loin de s’attaquer aux touches, ce qui rendrait à coup sûr son envahissement trop patent, l’infâme poudre d’origine globalement céleste colonise en effet, dans un premier temps, ces grandes étendues planes qui divisent le clavier en régions géométriques. L’œil voit alors, avec une nouvelle lucidité, des pans entiers de la structure de l’instrument devenus blanchâtres, presque fantomatiques, étrangers en réalité au reste de son être. Le doigt téméraire qui essaie de chasser cette poussière incongrue se voit en retour marqué pour longtemps d’une trace vengeresse.

   Du reste, la main, qui cherche en toutes occasions la position la plus aisée pour entreprendre le clavier, pousse ce dernier périodiquement, le replace, le malmène en un mot. L’appareil, récalcitrant par nature et au plus haut point, semble en réaction adhérer à la table qui le porte, résiste de tout son poids, et produit au final un craquement sinistre qui démontre son attachement aussi viscéral que contrarié à l’immobilité.

   En revanche, à l’autre extrémité du monde, en regard de cette attente sclérosée, repose lascivement, sur son fin matelas qui épouse le poignet sans toutefois le retenir, la souris, courbe autant que le clavier est rectitude, dansante autant que le clavier est gisant. Nulle place, sur l’hémisphère de son dos, pour la poussière, elle qui appelle plutôt la caresse à chaque instant. La main trouve, pour ainsi dire, sa place naturelle sur le doux arrondi et le mène, imbriquée parfois jusqu’à la crispation, aux bords du tapis, où les deux demeurent, pantelants, à contempler ce qui va autour.

   Seuls les fils, qui s’obstinent à partir vers l’horizon de la table dans un même mouvement désespérément parallèle, rappellent à l’esprit chagrin que tout cela est relié à la même machine.