La sérénade du grand-père

   C’est une vieille histoire, que l’on m’a racontée il y a quelques temps, une de ces histoires qui provoquent tout d’abord une simple curiosité, mâtinée même d’un léger sourire un peu condescendant, ce sourire que l’on arbore face à des histoires dont on affirme, sans y croire réellement, qu’elles ne nous concernent pas.

   Le personnage principal est un grand-père, pour ainsi dire mon grand-père. Ce dernier, après une vie entière et relativement médiocre passée à ne pas aimer, me semblait parfaitement à sa place dans son rôle de grand-père. Il commençait à exister lorsque nous franchissions dans la voiture familiale le portail de sa petite maison, me procurait la quantité idoine de jouets et autres divertissements dont un petit-fils moyen a, semble-t-il, besoin pour être un petit-fils moyen, s’intéressait mollement à ma scolarité, et poussait la bonne volonté jusqu’à s’endormir lourdement devant la télévision pour provoquer mon amusement. Quant à ma grand-mère, femme assez sèche au demeurant, dont l’aspiration amoureuse s’était tout au long de son existence contractée dans la maigreur de sa poitrine, elle était pour moi, en toute innocence, une simple extension de sa cuisine, dans laquelle elle se tenait toute la journée, attendant on ne savait quoi. Elle n’en sortait en effet que rarement, éblouie alors par l’éclat du soleil et du monde, à peine discernable derrière le nuage gris des cigarettes Camel qu’elle consommait avec une régularité lente et un peu triste, en regardant au loin par la fenêtre. En bref, ces gens étaient dans mon esprit des grand-parents normaux, relativement enclins à me faire plaisir, vivant, dans leur monde médiocre, de petits plaisirs bien compréhensibles, au premier rang desquels figuraient le bridge et la messe du dimanche. À mesure que je me tournais moi-même vers des intérêts qui les concernaient de moins en moins, ils commencèrent à s’effacer tout doucement de mon existence, comme ces vieilles émissions de télévision dont on prend conscience, quelques années après leur disparition, qu’elles ont existé et nous ont même divertis. La mort de mon grand-père, on le devine, ne provoqua ainsi chez moi qu’une douleur assez relative, à mi-chemin entre la surprise d’apprendre qu’il vivait encore, et le rappel vaguement dérangeant que la fin concerne tout le monde, même les gens qui ne vivent déjà plus.

   Et pourtant, quelques années plus tard, lors d’une de ces discussions familiales imprévisibles par les révélations occasionnelles qu’elles vous infligent sans même avoir l’urbanité de vous en avertir au préalable, j’appris que mon grand-père avait vécu une passion amoureuse tardive, mais manifestement, d’après les murmures mi-gênés, mi-rigolards, du chroniqueur de l’événement, violente.

   Le vieil homme, après avoir ingéré la soupe du soir, quittait la maison, discrètement, marchait longuement dans la nuit honteuse, et se postait, comme un dément, sous les fenêtres de sa belle. Ce grand-père, fatigué déjà par l’âge, ralenti par une vie entière de renoncements et de désamour, guettait des heures durant le moindre frémissement des rideaux, avec cette timidité et cette gêne extrêmes que ressentent les personnes âgées lorsqu’elles se trouvent dans un endroit non convenable. Drapé dans son manteau, debout dans le froid des nuits de la Moselle, il se confondait sans doute avec les ruines des hauts fourneaux éteints depuis des décennies et rongés par la végétation. Le manège s’est poursuivi quelques temps, avant d’être interrompu par la mort de l’un de ses protagonistes, je ne sais au juste lequel. Mon grand-père, en effet, mourut, avec ce secret au fond de son cœur un instant ressuscité, secret d’une passion absurde, inconvenante, incompréhensible pour quelqu’un qui a bien fait sa vie, et a mené sa famille sur la bonne route, la stable et bien goudronnée.

   Oui, malgré tout ce que je pensais, tout ce que j’imaginais, malgré mes gentilles railleries et ma gentille affection, cet homme avait aimé une dernière et peut-être unique fois, douloureusement, secrètement, alors que l’ordre du monde criait à son esprit affaibli de se courber sous le poids de son existence manquée, de se soumettre, enfin, à ce temps indifférent qui l’avait mené là, à quelques pas de cette fenêtre qui palpitait doucement. Alors, après toutes ces années de malentendus et de méprises, j’ai eu envie de pleurer la mort de cet homme inconnu qui n’avait pas renoncé.