Caniche

   À l’intérieur du chapiteau bariolé qui se dresse, c’est le cirque. Assis à peine sur les bancs circulaires, trépignants d’excitation devant la bienveillance silencieuse et amusée de leurs parents, les enfants hurlent sans retenue, les yeux grands ouverts sur la piste ensablée. Au cœur de la lumière qui épouse parfaitement le rond jaunâtre, un caniche dont la peau est tondue à ras tourne et virevolte avec la dextérité des dressages toujours consentis. Sur son museau fin qui halète discrètement, un chapeau plein de couleurs a été posé, tandis que ses pattes fines ont été ornées de chaussons flamboyants. Lorsque le clown, le maître, lui ordonne dans un grand cri faux de sauter, il saute, et même sa désobéissance prévue et occasionnelle est source d’amusement sans borne des enfants. Qu’il bondisse lamentablement vers la gorge peinturlurée de son dieu grimaçant, et c’est la joie immédiate et absolue des sensations qui n’ont pas de profondeur. Lorsque le clown sautillant fait jaillir de ses manches insondables des rubans roses qu’il lance dans de grands gestes circulaires, à travers toute la piste, le caniche se précipite vers ces serpents immatériels qui ondulent lentement dans l’air surchauffé, les poignarde de ses crocs négligeables, les lacère de ses griffes taillées. Le public, toujours invisible dans l’ombre, s’esclaffe de plus belle et sa clameur puissante, mille fois renouvelée, frappe l’esprit faible du caniche, rassuré toutefois de cette réaction qu’il espère. Les dernières contraintes sont difficiles, car son petit corps nerveux est las, sa peau tondue et livide est parcourue de petits frémissements ondoyants et rapides. À la fin du numéro, lorsque tous les tours ont été donnés et que l’impatience a saisi l’esprit des enfants, qui rêvent déjà ailleurs, le caniche est appelé aux côtés de son maître pour le salut final. Salut bref et un peu lamentable, pendant lequel la bête exulte timidement et darde de tous côtés son regard noir et inexpressif, en direction d’une obscurité plus profonde encore, dont surgissent seulement des furies bientôt éparses et des hurlements qui s’assourdissent. Même le jappement aigu que son maître, devant la consécration populaire, l’autorise à pousser perd toute consistance, dilué dans la vague sans cesse rejaillissante des adieux hypocrites de la foule. C’est à ce moment, dans la lumière chaude qui déjà vacille dans l’ampoule des projecteurs, que l’esprit du caniche vagabonde quelques secondes, libéré brièvement par l’agonie du spectacle qui annonce toujours le fouet des lendemains.

   Lorsque la niche rose se ferme sur son petit corps bien lisse qui exhale toute la senteur insolite des froufrous un moment pourchassés, le caniche se couche en rond, et son regard, qui n’a plus que le vide silencieux à fouiller, s’éteint enfin. Un rayon lunaire égaré pourrait alors se poser sur une babine un peu retroussée, sur un croc vaguement dressé. Les frémissements sur sa peau diaphane ont repris, sans doute même accentués à mesure que le sommeil a anéanti la misérable bestiole. De sa tête outragée à sa griffe entravée, toute la carcasse en sommeil est désormais frissonnante, comme émanant d’un autre monde. Dans ses rêves qui ont tardé à advenir, le caniche s’est levé de son drap d’un jaune sale sur lequel son corps a imprimé, jour après jour, la trace arrondie de sa soumission, il a hurlé un cri rauque à la Lune fraîche et ronde, déchiré de ses crocs redressés tous les ornements ridicules de sa chute. Au creux de son ventre, une faim tenace et sanguinaire, comme une sœur, l’a fait surgir hors de son abri, tandis qu’il a vu dans sa rage naissante son corps prendre les dimensions de l’infini. Il a accueilli, comme une promesse longtemps interdite, la caresse sensuelle de la frénésie et la source toujours renaissante de la haine…
   C’est désormais le silence d’un large chemin de sang qui mène au lit des enfants rêveurs et suppliciés, et les clowns auparavant chahutés avec dévotion sont maintenant déchirés, dans le sublime gargouillement d’un rouge qui fait taire les couleurs insolentes de leurs déguisements. Dans le cirque en ruines, saccagé par la bête, se tient le loup féroce à la toison âcre et cendreuse, un Fenrir déchaîné dont la gueule vaste et grondante veut engloutir et le monde et les dieux. Il foulera les drapeaux mensongers et les barrières dérisoires, de son pas lourd, et ses griffes sales et noires laboureront de leurs déchirures parallèles la terre grasse. Ses yeux farouches, seuls, brilleront dans la nuit renaissante.