Eurydice

Je suis la silencieuse – ombre morte et muette –,
Le fantôme que nul n’a jamais contemplé,
L’amante deux fois morte, à jamais ignorée,
Je suis la résignée, l’effacée, la discrète.

J’ai entendu sa voix briser le froid silence,
J’ai vu ses yeux brillants faire pâlir les ombres,
J’ai écouté son rire envahir les décombres
Et sa lyre et son chant museler la souffrance.

Et sa voix s’insinue, m’envahit, me pénètre,
M’obsède et me soumet, me violente et me berce,
Me charme et m’abolit, me console et me perce.
Et je suis cette voix comme un chien suit son maître.

Pourtant mon cœur est vide, et mon âme se creuse,
Mon pied foule le sol mais ne le marque pas,
Mon regard transparent contemple l’au-delà,
Et je m’arrête au seuil, livide et ténébreuse.

Ébloui par sa gloire, enivré par sa voix,
Sans un regard pour moi, Orphée s’en est allé.
Des ténèbres j’entends son chant doux et léger,
Et enfin je murmure ; et je chante parfois.

Élodie Delaruelle

Garrigue

C’est un matin glacial avec le ciel entier
D’un bleu triste profond et le soleil levant
Semble mourir déjà tandis qu’un léger vent
Fait courir sur la lande un frisson décharné.

Parfois on voit un trait dans ce plat paysage
Un marcheur droit qui passe effaré solitaire
De loin on le croirait arraché à la terre
Aussi stupide qu’un voyageur sans bagage.

Son sillage engloutit les arbustes arides
Et se trouble bientôt sous le souffle apaisant
Comme une longue plaie dont les deux bords saignants
Se rejoignent enfin en une sombre ride.

Ainsi tu te rendors pour une éternité
De silence immobile et sur ta peau rocheuse
On peut lire parfois la cicatrice heureuse
Qu’un marcheur englouti par le temps t’a laissée.

Une photo

Parfois sur un écran glacé d’ordinateur
Scintille une photo d’un enfant désormais
Grand. Le temps a passé, et l’enfant a aimé…
Sur son visage doux s’est écrit le malheur.

Il est calme et sourit, ses grands yeux tristement
Éclairés par le flash qui fait naître une flamme
Regardent l’appareil et peut-être la femme
Qui braque l’objectif sur sa peau d’innocent.

À ses pieds, obscurcis par le sinistre éclair
On devine des jouets colorés disparus
C’était pour cet enfant son petit univers
Des mondes engloutis que l’on ne verra plus.

Car dans son œil blanchi par l’éclat éphémère
S’éveille un mal obscur le péché qui résonne
Et l’on pleure de voir la folie qui bourgeonne
Pendant que son regard se dresse vers sa mère.

Enfance

Enfant d’Ève au Serpent et puis d’une ombre obscure
Je marche solitaire au sein du grand troupeau
Des damnés corrompus, mais gravé sur ma peau
Brille le sceau brûlant des volontés impures.

Ainsi toujours errant dans les déserts rocheux
Le dos lourd et courbé je trébuche et je songe
Aux amours que je tue aux désirs qui me rongent
Sur ma tête, moqueur, passe un ciel bitumeux.

À toi, Mère de tout, à toi, père de rien
Je dédie mon malheur ma lente traversée
Des courants ondoyants de l’océan salé,
L’ignorance profonde et du Mal et du Bien !

Par ta Grâce enfanté, victime et puis bourreau
J’ai bu l’ignoble lait de ta Toute Puissance
Et toi, le brouillard qui se dissipa trop tôt
Regarde ton enfant déplorer ton absence…

Apocalypse

Mon cher Amour blessé par le fracas des armes
Mon bel Amour meurtri violé anéanti
Je te vois devant moi te noyer dans la nuit
je te vois devant moi t’abîmer dans les larmes.

Sans ton regard qui aime il n’y a que les ombres
Sans ta voix qui caresse il n’y a que le vent
Sec, ardent, qui charrie vers un horizon sombre
La poussière et la mort des passions d’antan.

Autour de notre deuil c’est le monde qui meurt
Les poumons déchirés par les gaz carboniques.
Là, chérissant l’amour perdu j’attendrai l’heure
Où pousseront au ciel les bourgeons atomiques.

Voici l’étrange fleur dont le cœur hésitant
Battra la pulsation d’une ultime lumière !
Son éclair brisera ma triste vie, couvrant
Nos deux corps irradiés d’un chaud manteau de terre.