Ce jour-là, vous avez ressenti dans votre chair, une fois de plus, l’appel sourd et impérieux du désir, et vous avez voulu, sans doute courageusement, le maîtriser, lui donner une forme, l’accepter : vous avez acheté un téléphone portable.
Il faut le reconnaître, sur le site internet qui vous a perfidement soufflé cette tentation, il semblait si beau, si pur, intouché par toutes les souillures de l’existence dans lesquelles votre propre être baigne pour ainsi dire en permanence, il semblait une véritable Idée, dépourvue d’incarnation, un idéal céleste par lequel votre esprit était comme appelé. Vous n’avez eu, en conséquence, d’autre choix que d’y croire, d’y adhérer, avec cette évidence aveugle et cette nécessité pressante inspirées par la foi et ce qui y ressemble. Après une longue attente, presque désespérée, pendant laquelle votre existence entière était quasiment suspendue aux visites globalement régulières des facteurs, les malheurs ont commencé, dès la réception de l’objet, au moment même de son extraction de la gangue postale, cocon opaque et informe, mais gravide des plus grandes espérances.
Il est tellement adorable, reposant dans son écrin de carton à peine effleuré par la lame qui l’a libéré, allongé au milieu des adaptateurs et autres câbles savamment entortillés, qui dessinent de leurs entrelacs parfaits une sorte de berceau géométrique et harmonieux presque douloureux à regarder !
Que la main, tremblante de concupiscence, enlève l’objet à cette perfection originelle, et ce monde explose immédiatement, les câbles virevoltent et serpentent, les éléments naguère contenus s’étendent, se déroulent en sifflant, prennent rapidement possession du vide qui les entoure. À ce moment, vous le savez, l’irréparable est advenu. Toute tentative de restaurer l’harmonie perdue, de replacer l’appareil dans cette crèche désormais creuse et vide, se solde par un échec évident ; ce décor idyllique s’est comme dilué dans l’espace alentour.
Heureusement, même brandi nu par la main victorieuse qui déjà, en rampant, cherche à tâtons la position la plus idoine pour le posséder, l’appareil échappe encore pour un temps à la corruption, entouré sur ses deux faces d’écrans transparents de protection collés. L’œil trouve ainsi une véritable consolation à voir la chose encore un peu sacrée, un peu inaccessible, appréhendable uniquement à travers cette barrière translucide qui supporte les traces de doigt et de sueur.
Il y a les passionnés, les sanguins, les vivants, dont l’existence est régie par la pulsion. Eux se jettent sans attendre sur la dérisoire et symbolique protection, l’arrachent, voire la déchirent, afin de jouir au plus vite de la possession entière de l’appareil, désormais totalement déchu et livré sans entrave. Après un court moment de plaisir, du reste intense, l’objet porte déjà les stigmates de la réalité, son écran naguère si brillant pâlit lentement des usures et autres outrages que le temps répété et l’usage inéluctable lui infligent. Il devient alors, après quelques temps, habituel, un peu rayé, et l’œil, au lieu de le regarder, se contente de le reconnaître.
Mais il y a également les artistes, les croyants, les pervers, tous ceux qui ne peuvent vivre sans le sentiment du sacré. Eux ne peuvent se résoudre à ôter le voile dont la moire brille doucement selon la lumière qui s’y pose et s’y reflète. Eux ne peuvent respirer qu’en contemplant l’écran à travers le film qui y adhère étroitement, qu’en rêvant à la pureté intacte, si proche et si lointaine, de tous les minuscules cristaux qui le composent. L’image renvoyée en est forcément un peu délavée, moins précise, elle laisse place au doute, à l’interprétation. L’objet, certes souillé, mais de façon finalement assez minime, demeure ainsi comme toutes ces statues que l’on enferme au cœur des sanctuaires, loin de la foule et de sa vilenie. On reste ainsi longtemps dans le plaisir des choses inachevées, sur la corde fine tendue entre la tension toujours intacte du désir et la jouissance toujours décevante de l’accomplissement. Cela dit, l’homme étant ce qu’il est, arrivent toujours, tôt ou tard, un sombre crépuscule, un appel chthonien des sens, une secousse trop forte dans les cœurs, et le voile mystique et palpitant est arraché dans l’ombre, au bas de l’autel, avec la rage sanglante des passions trop longtemps contenues. Une fois la profanation achevée, la culpabilité exaltée, tout finit par le même constat lucide : il faut de nouveau désirer, consommer, et recommencer.