Tous les matins, à l’heure dite, c’est l’exaltation renaissante de la douche. Debout au milieu du bac carré dont la céramique étincelle sa blancheur, l’esprit titubant encore dans des brumes incertaines, on libère l’eau chaude qui jaillit sur le corps nu et frissonnant des songes à peine éloignés. La douche chromée répand sur la tête et les épaules une pluie vaporeuse et chaude qui ruisselle avec douceur sur des formes vaguement somnolentes, pour finalement s’engloutir par petits ruisseaux bien ordonnés dans l’évacuation noire qui s’ouvre dans le sol. Ce trou rond et les angoisses insondables qu’il invoque sont parfaitement masqués par une petite pièce d’aluminium brillant, la bonde, qui confère à l’ouverture un aspect propre et sanitaire. Autour, la douche est délimitée par les murs nettement carrelés et par un rideau translucide qui déroule jusqu’au sol son écran immaculé.
Ainsi des matins heureux, où le corps et l’âme emportés par le même flot semblent aller ensemble dans une danse que la vapeur de l’eau rend théâtrale, harmonieuse même dans son ombre reflétée au-dehors, sur la palpitation du voile de plastique.
Tout à ce ravissement aquatique, l’esprit aveuglé ne voit pourtant pas l’accumulation de la saleté au fond du bassin. C’est que les cascades incolores qui embrassent successivement le corps en drainent dans leurs entrelacs compliqués une mince poussière grise, trace vivante du temps qui passe et qui blesse, dépôt laissé là par des désirs faussement morts et disparus. Chaque goutte d’eau porte ainsi, niché dans sa rondeur sans cesse mouvante, un petit grain sec et sombre, solitaire et immobile, qui tombe sans raison et agglomère sa quasi-inexistence à une trace plus vaste, invisible et râpeuse, qui déjà étreint la céramique lisse. Lorsque vient le temps de la submersion, la bonde assaillie par toute cette ordure ne parvient plus à l’évacuer, le dépôt sordide bloque l’harmonie discrète de l’écoulement, et le niveau de l’eau se met à monter inévitablement.
C’est alors que l’esprit contrarié par les sensations désagréables qui se mêlent désormais à l’éternité sereine de son plaisir peut contempler la mécanique parfaite de la salissure, l’harmonie avec laquelle elle rampe sur le sol, soulignant de son trait sombre le passage de l’onde qui l’a portée, dessinant une constellation de points sales et gras dans les espaces fins qui séparent les carreaux, dévorant la toile blanche du rideau pour y crayonner d’abominables esquisses. C’est tout l’espace de la douche qui se couvre peu à peu de motifs oubliés, noirs et gris, alors que la pâleur du corps noyé dans l’eau tranche chaque seconde davantage avec cette vivante obscurité.
À ce moment, lorsque tout tangue et vacille sous la lourdeur du marécage gris qui exhale la puanteur des désirs noyés, l’homme se tourne vers le ciel, au-delà de la douche qui désormais pleut un torrent de larmes amères. Il aperçoit alors une Voie Lactée de moisissure tout au long du plafond détrempé, sublime fresque verdâtre qui déploie sa géométrie grandiose née des frontières entourant les plaques de plâtre. Cela grouille, vit, et exulte de la joie élémentaire de l’eau sale et des cadavres nourriciers.
Tombé à genoux dans le bassin complètement submergé par la corruption, l’homme plonge alors sa main blanche dans l’ignoble macération, tâtonne dans la vase minérale de ses illusions mortes, et arrache d’un geste irrationnel la bonde immobile et figée. En l’absence du mécanisme destiné à séparer le propre et le sale, c’est tout l’Océan qui se précipite en hurlant dans la béance de la Terre, en longs jets goulus qui rotent horriblement l’obscénité de leur jouissance. Lorsque la furie des premiers ouragans s’est apaisée, tout meurt dans un petit tourbillon sautillant, désespérément lent, qui tourne dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Dans le sein de cette danse agonisante, de petites poussières grises tournent sans jamais se toucher, pour disparaître enfin dans la bonde repue et sombre.