Que nous disent les peintures qui ornent depuis des temps inconcevables, dans le noir et l’oubli, les grottes et toutes ces cavités creuses dont nous n’avons pas même conscience, à quelques pas en dessous de nos trépidations ?
Elles nous racontent tout d’abord l’humanité, la permanence de ses questions et de ses angoisses. Ici, c’est une simple main appliquée sur la paroi, autour de laquelle la bouche a expiré dans un long souffle ténu une poussière ocre pour fixer, retenir le contour de son absence sur l’infini minéral. À l’inverse, à quelques pas, nous nous trouvons devant une multitude remuante de paumes vivement colorées, cette fois bien présentes sur la paroi, presque dansantes devant nos yeux. Il est frappant de voir à quel point cette mise en scène finalement assez simple, digne d’un enfant d’école maternelle, provoque pourtant en nous une émotion aussi vertigineuse. Rien de plus simple et d’efficace en effet que cette représentation enfantine et universelle d’une main tendue pour tisser un lien, un lien qui nous saisit et nous attire à travers les dizaines de millénaires, pour recevoir ce salut bouleversant d’un homme à un autre homme venu le visiter. Toujours plus loin, tout au fond de la grotte, comme l’aboutissement du périple dans une obscurité de cathédrale, un sexe féminin est exposé, tracé en noir sur la rondeur de la pierre lisse et laiteuse qu’il épouse parfaitement. De la grotte Chauvet à l’Origine du monde, on se prend alors à penser que peu d’interrogations ont été résolues de façon satisfaisante en 40,000 ans… Un esprit retors ne manquera d’ailleurs pas de remarquer l’absence de figuration de sexes masculins, absence d’autant plus surprenante que l’on sait l’humain d’ordinaire fort amateur de la représentation de la chose, des murs de l’antique Pompéi à ceux des toilettes de nos collèges modernes…
Pour quelqu’un qui s’est intéressé au cours de son existence à l’art, la visite de la grotte se montre également déconcertante, voire dérangeante. On ne peut en effet qu’éprouver rapidement l’impression qu’il est impossible d’appréhender cet art (d’ailleurs, est-ce de l’art ?) avec les connaissances qui d’ordinaire en jalonnent notre appréhension et même notre goût. Ici, pas d’école artistique, pas vraiment de technique fixe, aucune régularité, aucune règle précise, aucun sujet obligé, c’est le règne de l’inattendu, de la statistique. Il ne nous est pas donné de comprendre cet art, si divers et pourtant si cohérent, et l’on ne peut que vibrer à son contact, qu’écouter sa propre humanité, en essayant de faire taire l’esprit et sa tentation horripilante de l’analyse académique. Du rudimentaire d’un simple point rouge à la précision magnifique de la fresque des lions, les peintures semblent une simple excroissance naturelle de la grotte, aussi imprévisibles et chaotiques que leur support minéral. L’art ne fait que se superposer à ce qui est présent, réel, il est asservi aux recoins de la pierre, et danse avec ses anfractuosités. Pas de manifeste argumenté, pas de but politique, il n’y a que des dessins splendides et déroutants, parfois maculés de traces de torches frottées à la hâte pour prévenir leur extinction, au-dessus des morceaux de charbon abandonnés sans soin dans la terre poussiéreuse, au pied même de l’œuvre. Le brouillon, ou ce que notre œil perçoit comme tel, la simple courbe d’une encolure qui se confond avec la roche, côtoie sans état d’âme le chef d’œuvre de figuration, ce cheval dont on a envie de flatter la robe et qui semble presque galoper depuis des millénaires le long des parois, en nous observant de son œil pénétrant. Pour ajouter à la confusion, on rencontre, au fond de la caverne, au milieu du dédale sombre, collé au sexe féminin, un véritable Minotaure, splendide et terrifiant de bestialité. On imagine presque les jeunes gens jetés de force dans le labyrinthe de pierre pour combler les appétits du monstre et qui, ne le trouvant pas, l’ont dessiné avec ferveur, à la lueur tremblante des torches, dans une expression puissante et terriblement sincère d’une prédation et d’une sexualité qu’ils regardèrent autour d’eux et qu’ils éprouvèrent en eux.
À la vision de ces traces fragmentaires d’autres nous-mêmes, on ne peut que ressortir à la lumière du jour encore un peu hébétés, un peu assommés par les millénaires parcourus le long de ces couloirs immobiles et suintants, on ne peut que regarder avec bonheur le soleil qui brillait déjà à l’identique au-dessus de ces hommes, les réchauffait et les inspirait. On ne peut que se dire que le monde est magnifique, vaste et toujours empli de mystères, que l’on ne fait qu’y passer le temps que brûle une torche, abrités quelques secondes seulement de la pluie et du froid sous la voûte multi-millénaire, indifférente et éternelle. On se dit finalement que le destin de l’homme n’est peut-être que de gratter et de caresser de ses doigts colorés la surface infinie et obscure du monde qui l’entoure.