Cette nuit, comme toutes les nuits, je nage de toute ma force au milieu de l’océan glacé, et mon corps fend la surface de l’eau qui s’ouvre sous mes coups d’un sillon lisse comme une ancienne blessure. À chaque instant, je lance mes bras vers la lumière tremblante de promesses amoureuses qui se consume là-bas, au loin, dans le cœur d’un phare dansant sur l’horizon imperceptible. Depuis combien de temps suis-je lancé dans cette course folle, à glisser ainsi au-dessus de l’abîme sous-marin ? Tous les soirs, lorsque la lumière du jour expire en une longue agonie pâle, j’arrache mes vêtements et je plonge dans l’eau, alors que déjà le ciel mourant se perce de cette lointaine lueur magnétique. Et puis c’est la même frénésie, le corps qui se déchaîne et qui tremble sous le passage indifférent des vagues froides, et la respiration haletante qui se tait lorsque mon visage, immergé l’espace d’une seconde, devine la noirceur floue qui sommeille sous la surface. Un matin, je te le promets, je me lèverai de la vague aux premiers rayons du soleil, je foulerai le sable blanc en imprimant sur la douceur de sa courbe la marque de mon passage, je soufflerai de toute ma poitrine encore salée cette haute flamme qui m’affole, et je m’allongerai enfin à côté de toi, Héro, toi qui t’éveilleras alors en frissonnant sous la froideur et l’amertume de ma main.
Ce soir, pourtant, la nuit est belle : à mesure que la rive s’éloigne, à mesure que l’océan m’accueille dans l’immensité de ses pulsations indifférentes, le froid endort mes forces, ma rage s’apaise, et les vagues écumeuses, nées des battements de mes bras, s’éteignent, laissant la tache noire des profondeurs s’épanouir doucement sous mon corps immobile.
Peut-être mourras-tu demain, ma belle Héro, lorsque tu comprendras que plus jamais je ne bondirai au-dessus des profondeurs glacées, ensorcelé par l’éclat qui danse à ta fenêtre. Cette nuit, un orage puissant a soufflé les amours de notre temps, la flamme trompeuse s’est tue, et le phare qui la portait s’est estompé doucement dans les mirages de la nuit. L’horizon s’est alors totalement éteint, la direction s’est perdue, comme diluée tout autour du clapotis des vagues et de l’immensité marine. La voûte nocturne étale enfin toute l’étendue de ses mystères, déploie toute sa hauteur sur la surface désormais étale, qui reflète les points lumineux des étoiles au rythme de sa pulsation légère. C’est le calme absolu du monde qui interroge, du temps suspendu qui ouvre un chemin dans le coin du regard. Tout autour de moi, les astres tremblants et les constellations qui les joignent se reflètent, bondissent et se confondent par dessus l’écume argentée, se tordent et forment des esquisses tout au long de la surface, dansent même sur mon corps luisant de l’eau salée. Alors, le mouvement s’enfuit de mon corps, et c’est tout l’univers qui pivote doucement autour de moi et me regarde m’enfoncer tranquillement dans la surface, m’engloutir dans la caresse maternelle de l’océan. Lorsque enfin le souffle quittera mon corps, à quelques pas sous le miroir qui ploie doucement, la voûte lointaine sera comme atténuée, les étoiles se mêleront les unes aux autres, perdront pour toujours leur fixité géométrique, et la Voie Lactée dansera sur les ondulations de l’océan, en faisant scintiller mes larmes de noyé.
C’est là, plus tard, au creux des gouffres sombres comme la nuit, que ton corps aimant descendra à son tour pour se joindre au mien, tes yeux voilés grands ouverts sur ce monde trouble et inconnu sur lequel j’ai tant couru à ta recherche. Ton corps, diapré déjà de vert et de bleu à mesure qu’il s’éloignera du ciel étoilé et de ses orages moqueurs, chutera, seul, en douces arabesques, comme bercé par les profondeurs noires de l’océan. Main dans la main, nous errerons ainsi un temps, cadavres pourrissants portés par le souffle lent des immenses courants sous-marins, et tes longs cheveux libérés formeront dans ce ciel nouveau une galaxie d’étoiles ondoyantes que nous regarderons sans un mot, toi la menteuse et moi le désespéré.