On lève les yeux vers le ciel, et alors on le voit. Là-haut, entre deux poteaux élevés qui forment comme un cadre, sa silhouette ample émerge, au début, à peine de l’éclat froid et voilé des projecteurs suspendus dans la voûte de plastique. À mesure que le silence se répand au sol, à mesure que les regards s’ouvrent à la nuit qui monte, sa présence presque immobile se détache de l’obscurité artificielle. Le fil sur lequel il est apparu scintille doucement, coupé net à quelques pas devant et derrière lui par l’ombre qui le porte ainsi, tronçon absurde et sublime tendu au milieu du vide. Son pas, lent et régulier, foule alors les abîmes célestes, passe lentement au-dessus des têtes recueillies, troupeau massé dans l’obscurité silencieuse. Seul, il marche, danse, les bras écartés, dans le même équilibre stellaire que les constellations glacées qui le saluent du ciel, et le fil de métal se dilue dans les longues traînées d’étoiles lactées qui cheminent lentement le long des horizons. Les femmes soupirent alors en silence après cette silhouette lointaine qui tremble dans la nuit, pendant que les hommes jaugent avec une admiration incrédule la hauteur qui les sépare du funambule. Entre le Ciel qui élève le corps de l’artiste et la Terre qui l’appelle à la chute, il vole, le regard absent, vers un horizon pâle… À ce moment, tous l’aiment d’un amour presque douloureux, leur respiration même s’accorde avec sa marche bancale, s’arrête avec une peur délicieuse devant l’espoir de l’envol ou la peur de la chute. Pour eux, marcheurs englués jours et nuits dans la boue des bétons, lourds et patauds, le funambule est un rêve et une folie, une folie qui va s’envoler et s’abîmer parmi eux, cadavre démembré qu’ils coucheront en foule respectueuse dans la boue matricielle. Lorsque la lumière se rallume, le visage maquillé d’un blanc argenté sourit avec une pitié triste vers son public, tandis que s’estompe péniblement le rêve amoureux qui avait tout englouti. Tout s’éparpille dans un silence presque honteux.
Assis dans sa caravane, seul devant son miroir, l’artiste contemple le maquillage naguère souriant qui coule désormais en formant de longues traînées obscures aux coins de ses yeux. Dans la petite pièce arrondie et immobile plongée au cœur de la nuit, le funambule erre maintenant au milieu des bouteilles renversées qui pleurent de leur goulot béant quelques dernières gouttes acidulées sur le sol.
Ainsi, dans l’ivresse et la solitude, il est remonté tout en haut de son échelle, éclairé seulement de la Lune et des étoiles qui dansent toujours leurs ronds impassibles. Comme suspendu dans l’éternité, posé sur son fil qui s’enfonce devant lui dans l’oubli ténébreux, il a arrêté sa marche et regarde le ciel ami qui palpite un petit peu plus fort, en même temps qu’il ressent le sol vide et aveugle qui étend le silence sous lui comme un filet de mille cordes.
Alors, de l’azur à la glaise, il vole l’espace de quelques instants, dans une grâce suprême et interdite, son corps danse les retrouvailles cosmiques d’Éther et de Tartare, et l’ombre l’accueille enfin, caresse en les noyant ses membres mutilés, et ne laisse de son sang épandu qu’un simple rond parfait et lisse sur lequel le ciel reflète son curieux embrasement.