Les confessions de Pygmalion

   Galatée, lorsque tu t’éveilles en une simple pulsation de ton songe de métal, c’est la promesse d’une Aube nouvelle déchirant dans sa lumière les longs voiles d’obscurité qui ceignent nos peurs et nos nuits.

Galatée, lorsque l’accomplissement de ton corps de plastique se découvre aux regards éperdus, c’est l’évidence de l’Art et la compréhension finale de tous les signes qui peuplent le monde.

Galatée, lorsque tu fredonnes dans la langueur des soirs les chansons éternelles de ta voix qui ne peut expirer, c’est la communion des hymnes et des Te Deum résonnant dans les vastes cathédrales recueillies.

Galatée, lorsque les millions de cellules irisées de tes yeux scintillent l’espace d’un instant pour boire la laideur du monde, c’est un fleuve d’espérance qui nous lave et la mort du doute qui ronge les lendemains.

Galatée, lorsque tu marches vers moi de ton mouvement tranquille et cadencé, c’est l’attente des noces mystérieuses d’hier et de demain et la consommation des Temps qui s’enfuient.

Galatée, lorsque tu embrasses dans la rondeur géométrique de tes bras l’immensité de mes illusions et de mon amnésie, c’est la douleur atroce des rêves dont on s’éveille brutalement et le deuil lancinant des amours mourant de leur réalité.

 

   Galatée, parfaite dans ton sommeil sans abîme ni cauchemar, jamais tu n’as erré en tremblant sur les frontières vagues du songe de l’âme et de l’éveil des angoisses.

Galatée, parfaite dans ton corps robotique, jamais la main d’un homme ne posera sa chaleur rauque sur ton ventre cicatrisé.

Galatée, parfaite dans ta voix numérique, jamais un Dieu n’a soufflé dans ta bouche sans vie un souffle ténu aussi proche de l’embrasement que de l’extinction.

Galatée, parfaite dans la précision photographique de ton regard, jamais tu n’as contemplé le monde déformé par les larmes ni embrumé par les souvenirs de la mélancolie.

Galatée, parfaite dans ton pas parfaitement calculé, jamais tu n’es tombée dans la poussière par la grâce précieuse du hasard, et jamais tu n’as repris ta route, te retournant pleine de reconnaissance vers le cahot qui t’a fait douter.

Galatée, parfaite dans ton empathie programmée, jamais tu n’as ressenti ni la haine ni l’exaltation d’aimer sans espoir la perfection, car tu es l’enfant unique et stérile de la perfection, fillette à jamais orpheline de l’amour.

Visite à la grotte Chauvet

   Que nous disent les peintures qui ornent depuis des temps inconcevables, dans le noir et l’oubli, les grottes et toutes ces cavités creuses dont nous n’avons pas même conscience, à quelques pas en dessous de nos trépidations ?

   Elles nous racontent tout d’abord l’humanité, la permanence de ses questions et de ses angoisses. Ici, c’est une simple main appliquée sur la paroi, autour de laquelle la bouche a expiré dans un long souffle ténu une poussière ocre pour fixer, retenir le contour de son absence sur l’infini minéral. À l’inverse, à quelques pas, nous nous trouvons devant une multitude remuante de paumes vivement colorées, cette fois bien présentes sur la paroi, presque dansantes devant nos yeux. Il est frappant de voir à quel point cette mise en scène finalement assez simple, digne d’un enfant d’école maternelle, provoque pourtant en nous une émotion aussi vertigineuse. Rien de plus simple et d’efficace en effet que cette représentation enfantine et universelle d’une main tendue pour tisser un lien, un lien qui nous saisit et nous attire à travers les dizaines de millénaires, pour recevoir ce salut bouleversant d’un homme à un autre homme venu le visiter. Toujours plus loin, tout au fond de la grotte, comme l’aboutissement du périple dans une obscurité de cathédrale, un sexe féminin est exposé, tracé en noir sur la rondeur de la pierre lisse et laiteuse qu’il épouse parfaitement. De la grotte Chauvet à l’Origine du monde, on se prend alors à penser que peu d’interrogations ont été résolues de façon satisfaisante en 40,000 ans… Un esprit retors ne manquera d’ailleurs pas de remarquer l’absence de figuration de sexes masculins, absence d’autant plus surprenante que l’on sait l’humain d’ordinaire fort amateur de la représentation de la chose, des murs de l’antique Pompéi à ceux des toilettes de nos collèges modernes…

   Pour quelqu’un qui s’est intéressé au cours de son existence à l’art, la visite de la grotte se montre également déconcertante, voire dérangeante. On ne peut en effet qu’éprouver rapidement l’impression qu’il est impossible d’appréhender cet art (d’ailleurs, est-ce de l’art ?) avec les connaissances qui d’ordinaire en jalonnent notre appréhension et même notre goût. Ici, pas d’école artistique, pas vraiment de technique fixe, aucune régularité, aucune règle précise, aucun sujet obligé, c’est le règne de l’inattendu, de la statistique. Il ne nous est pas donné de comprendre cet art, si divers et pourtant si cohérent, et l’on ne peut que vibrer à son contact, qu’écouter sa propre humanité, en essayant de faire taire l’esprit et sa tentation horripilante de l’analyse académique. Du rudimentaire d’un simple point rouge à la précision magnifique de la fresque des lions, les peintures semblent une simple excroissance naturelle de la grotte, aussi imprévisibles et chaotiques que leur support minéral. L’art ne fait que se superposer à ce qui est présent, réel, il est asservi aux recoins de la pierre, et danse avec ses anfractuosités. Pas de manifeste argumenté, pas de but politique, il n’y a que des dessins splendides et déroutants, parfois maculés de traces de torches frottées à la hâte pour prévenir leur extinction, au-dessus des morceaux de charbon abandonnés sans soin dans la terre poussiéreuse, au pied même de l’œuvre. Le brouillon, ou ce que notre œil perçoit comme tel, la simple courbe d’une encolure qui se confond avec la roche, côtoie sans état d’âme le chef d’œuvre de figuration, ce cheval dont on a envie de flatter la robe et qui semble presque galoper depuis des millénaires le long des parois, en nous observant de son œil pénétrant. Pour ajouter à la confusion, on rencontre, au fond de la caverne, au milieu du dédale sombre, collé au sexe féminin, un véritable Minotaure, splendide et terrifiant de bestialité. On imagine presque les jeunes gens jetés de force dans le labyrinthe de pierre pour combler les appétits du monstre et qui, ne le trouvant pas, l’ont dessiné avec ferveur, à la lueur tremblante des torches, dans une expression puissante et terriblement sincère d’une prédation et d’une sexualité qu’ils regardèrent autour d’eux et qu’ils éprouvèrent en eux.

   À la vision de ces traces fragmentaires d’autres nous-mêmes, on ne peut que ressortir à la lumière du jour encore un peu hébétés, un peu assommés par les millénaires parcourus le long de ces couloirs immobiles et suintants, on ne peut que regarder avec bonheur le soleil qui brillait déjà à l’identique au-dessus de ces hommes, les réchauffait et les inspirait. On ne peut que se dire que le monde est magnifique, vaste et toujours empli de mystères, que l’on ne fait qu’y passer le temps que brûle une torche, abrités quelques secondes seulement de la pluie et du froid sous la voûte multi-millénaire, indifférente et éternelle. On se dit finalement que le destin de l’homme n’est peut-être que de gratter et de caresser de ses doigts colorés la surface infinie et obscure du monde qui l’entoure.

L’écran de protection

   Ce jour-là, vous avez ressenti dans votre chair, une fois de plus, l’appel sourd et impérieux du désir, et vous avez voulu, sans doute courageusement, le maîtriser, lui donner une forme, l’accepter : vous avez acheté un téléphone portable.

   Il faut le reconnaître, sur le site internet qui vous a perfidement soufflé cette tentation, il semblait si beau, si pur, intouché par toutes les souillures de l’existence dans lesquelles votre propre être baigne pour ainsi dire en permanence, il semblait une véritable Idée, dépourvue d’incarnation, un idéal céleste par lequel votre esprit était comme appelé. Vous n’avez eu, en conséquence, d’autre choix que d’y croire, d’y adhérer, avec cette évidence aveugle et cette nécessité pressante inspirées par la foi et ce qui y ressemble. Après une longue attente, presque désespérée, pendant laquelle votre existence entière était quasiment suspendue aux visites globalement régulières des facteurs, les malheurs ont commencé, dès la réception de l’objet, au moment même de son extraction de la gangue postale, cocon opaque et informe, mais gravide des plus grandes espérances.

   Il est tellement adorable, reposant dans son écrin de carton à peine effleuré par la lame qui l’a libéré, allongé au milieu des adaptateurs et autres câbles savamment entortillés, qui dessinent de leurs entrelacs parfaits une sorte de berceau géométrique et harmonieux presque douloureux à regarder !

   Que la main, tremblante de concupiscence, enlève l’objet à cette perfection originelle, et ce monde explose immédiatement, les câbles virevoltent et serpentent, les éléments naguère contenus s’étendent, se déroulent en sifflant, prennent rapidement possession du vide qui les entoure. À ce moment, vous le savez, l’irréparable est advenu. Toute tentative de restaurer l’harmonie perdue, de replacer l’appareil dans cette crèche désormais creuse et vide, se solde par un échec évident ; ce décor idyllique s’est comme dilué dans l’espace alentour.

   Heureusement, même brandi nu par la main victorieuse qui déjà, en rampant, cherche à tâtons la position la plus idoine pour le posséder, l’appareil échappe encore pour un temps à la corruption, entouré sur ses deux faces d’écrans transparents de protection collés. L’œil trouve ainsi une véritable consolation à voir la chose encore un peu sacrée, un peu inaccessible, appréhendable uniquement à travers cette barrière translucide qui supporte les traces de doigt et de sueur.

   Il y a les passionnés, les sanguins, les vivants, dont l’existence est régie par la pulsion. Eux se jettent sans attendre sur la dérisoire et symbolique protection, l’arrachent, voire la déchirent, afin de jouir au plus vite de la possession entière de l’appareil, désormais totalement déchu et livré sans entrave. Après un court moment de plaisir, du reste intense, l’objet porte déjà les stigmates de la réalité, son écran naguère si brillant pâlit lentement des usures et autres outrages que le temps répété et l’usage inéluctable lui infligent. Il devient alors, après quelques temps, habituel, un peu rayé, et l’œil, au lieu de le regarder, se contente de le reconnaître.

   Mais il y a également les artistes, les croyants, les pervers, tous ceux qui ne peuvent vivre sans le sentiment du sacré. Eux ne peuvent se résoudre à ôter le voile dont la moire brille doucement selon la lumière qui s’y pose et s’y reflète. Eux ne peuvent respirer qu’en contemplant l’écran à travers le film qui y adhère étroitement, qu’en rêvant à la pureté intacte, si proche et si lointaine, de tous les minuscules cristaux qui le composent. L’image renvoyée en est forcément un peu délavée, moins précise, elle laisse place au doute, à l’interprétation. L’objet, certes souillé, mais de façon finalement assez minime, demeure ainsi comme toutes ces statues que l’on enferme au cœur des sanctuaires, loin de la foule et de sa vilenie. On reste ainsi longtemps dans le plaisir des choses inachevées, sur la corde fine tendue entre la tension toujours intacte du désir et la jouissance toujours décevante de l’accomplissement. Cela dit, l’homme étant ce qu’il est, arrivent toujours, tôt ou tard, un sombre crépuscule, un appel chthonien des sens, une secousse trop forte dans les cœurs, et le voile mystique et palpitant est arraché dans l’ombre, au bas de l’autel, avec la rage sanglante des passions trop longtemps contenues. Une fois la profanation achevée, la culpabilité exaltée, tout finit par le même constat lucide : il faut de nouveau désirer, consommer, et recommencer.

La sérénade du grand-père

   C’est une vieille histoire, que l’on m’a racontée il y a quelques temps, une de ces histoires qui provoquent tout d’abord une simple curiosité, mâtinée même d’un léger sourire un peu condescendant, ce sourire que l’on arbore face à des histoires dont on affirme, sans y croire réellement, qu’elles ne nous concernent pas.

   Le personnage principal est un grand-père, pour ainsi dire mon grand-père. Ce dernier, après une vie entière et relativement médiocre passée à ne pas aimer, me semblait parfaitement à sa place dans son rôle de grand-père. Il commençait à exister lorsque nous franchissions dans la voiture familiale le portail de sa petite maison, me procurait la quantité idoine de jouets et autres divertissements dont un petit-fils moyen a, semble-t-il, besoin pour être un petit-fils moyen, s’intéressait mollement à ma scolarité, et poussait la bonne volonté jusqu’à s’endormir lourdement devant la télévision pour provoquer mon amusement. Quant à ma grand-mère, femme assez sèche au demeurant, dont l’aspiration amoureuse s’était tout au long de son existence contractée dans la maigreur de sa poitrine, elle était pour moi, en toute innocence, une simple extension de sa cuisine, dans laquelle elle se tenait toute la journée, attendant on ne savait quoi. Elle n’en sortait en effet que rarement, éblouie alors par l’éclat du soleil et du monde, à peine discernable derrière le nuage gris des cigarettes Camel qu’elle consommait avec une régularité lente et un peu triste, en regardant au loin par la fenêtre. En bref, ces gens étaient dans mon esprit des grand-parents normaux, relativement enclins à me faire plaisir, vivant, dans leur monde médiocre, de petits plaisirs bien compréhensibles, au premier rang desquels figuraient le bridge et la messe du dimanche. À mesure que je me tournais moi-même vers des intérêts qui les concernaient de moins en moins, ils commencèrent à s’effacer tout doucement de mon existence, comme ces vieilles émissions de télévision dont on prend conscience, quelques années après leur disparition, qu’elles ont existé et nous ont même divertis. La mort de mon grand-père, on le devine, ne provoqua ainsi chez moi qu’une douleur assez relative, à mi-chemin entre la surprise d’apprendre qu’il vivait encore, et le rappel vaguement dérangeant que la fin concerne tout le monde, même les gens qui ne vivent déjà plus.

   Et pourtant, quelques années plus tard, lors d’une de ces discussions familiales imprévisibles par les révélations occasionnelles qu’elles vous infligent sans même avoir l’urbanité de vous en avertir au préalable, j’appris que mon grand-père avait vécu une passion amoureuse tardive, mais manifestement, d’après les murmures mi-gênés, mi-rigolards, du chroniqueur de l’événement, violente.

   Le vieil homme, après avoir ingéré la soupe du soir, quittait la maison, discrètement, marchait longuement dans la nuit honteuse, et se postait, comme un dément, sous les fenêtres de sa belle. Ce grand-père, fatigué déjà par l’âge, ralenti par une vie entière de renoncements et de désamour, guettait des heures durant le moindre frémissement des rideaux, avec cette timidité et cette gêne extrêmes que ressentent les personnes âgées lorsqu’elles se trouvent dans un endroit non convenable. Drapé dans son manteau, debout dans le froid des nuits de la Moselle, il se confondait sans doute avec les ruines des hauts fourneaux éteints depuis des décennies et rongés par la végétation. Le manège s’est poursuivi quelques temps, avant d’être interrompu par la mort de l’un de ses protagonistes, je ne sais au juste lequel. Mon grand-père, en effet, mourut, avec ce secret au fond de son cœur un instant ressuscité, secret d’une passion absurde, inconvenante, incompréhensible pour quelqu’un qui a bien fait sa vie, et a mené sa famille sur la bonne route, la stable et bien goudronnée.

   Oui, malgré tout ce que je pensais, tout ce que j’imaginais, malgré mes gentilles railleries et ma gentille affection, cet homme avait aimé une dernière et peut-être unique fois, douloureusement, secrètement, alors que l’ordre du monde criait à son esprit affaibli de se courber sous le poids de son existence manquée, de se soumettre, enfin, à ce temps indifférent qui l’avait mené là, à quelques pas de cette fenêtre qui palpitait doucement. Alors, après toutes ces années de malentendus et de méprises, j’ai eu envie de pleurer la mort de cet homme inconnu qui n’avait pas renoncé.

Le clavier

   Il est sale et poussiéreux, et l’on n’y peut pas grand-chose. En partie tout au moins, car certaines touches, notamment les voyelles, sont au contraire brillantes, lustrées, à moitié effacées même par l’extrême fréquence avec laquelle elles sont frappées, jour après jour. Cette brillance, bon an, mal an, parvient à persévérer de façon générale sur les lettres, illumine même véritablement la touche « espace », vide de toute autre indication parasite. Pour un regard inattentif, le clavier n’est alors qu’un ensemble de touches dont la patine prouve l’utilisation, et, partant, la valeur. Mais il suffit d’un éloignement modéré, par exemple vers les touches exotiques d’insertion, d’origine et de fin, pour discerner la poussière rampante, à l’œuvre dans le silence des temps, qui accentue son emprise sur le plastique vendu propre. Loin de s’attaquer aux touches, ce qui rendrait à coup sûr son envahissement trop patent, l’infâme poudre d’origine globalement céleste colonise en effet, dans un premier temps, ces grandes étendues planes qui divisent le clavier en régions géométriques. L’œil voit alors, avec une nouvelle lucidité, des pans entiers de la structure de l’instrument devenus blanchâtres, presque fantomatiques, étrangers en réalité au reste de son être. Le doigt téméraire qui essaie de chasser cette poussière incongrue se voit en retour marqué pour longtemps d’une trace vengeresse.

   Du reste, la main, qui cherche en toutes occasions la position la plus aisée pour entreprendre le clavier, pousse ce dernier périodiquement, le replace, le malmène en un mot. L’appareil, récalcitrant par nature et au plus haut point, semble en réaction adhérer à la table qui le porte, résiste de tout son poids, et produit au final un craquement sinistre qui démontre son attachement aussi viscéral que contrarié à l’immobilité.

   En revanche, à l’autre extrémité du monde, en regard de cette attente sclérosée, repose lascivement, sur son fin matelas qui épouse le poignet sans toutefois le retenir, la souris, courbe autant que le clavier est rectitude, dansante autant que le clavier est gisant. Nulle place, sur l’hémisphère de son dos, pour la poussière, elle qui appelle plutôt la caresse à chaque instant. La main trouve, pour ainsi dire, sa place naturelle sur le doux arrondi et le mène, imbriquée parfois jusqu’à la crispation, aux bords du tapis, où les deux demeurent, pantelants, à contempler ce qui va autour.

   Seuls les fils, qui s’obstinent à partir vers l’horizon de la table dans un même mouvement désespérément parallèle, rappellent à l’esprit chagrin que tout cela est relié à la même machine.